7

 

 

 

L’auberge de la Bonne Aventure était située au fond d’une étroite ruelle. C’était une bâtisse d’aspect mélancolique, noircie par l’âge, et dont les affaires n’étaient guère florissantes à en juger par la salle commune, sombre et déserte. Issam finit par révéler qu’il était le propriétaire de l’établissement, et il se montra un hôtelier empressé, ordonnant que l’on monte de l’eau, des lampes et du linge à la « grande suite », ce qui fut fait par un domestique revêche doté d’énormes mains rougeaudes et d’un toupet de cheveux roux et raides. Le trio gagna par un escalier en colimaçon l’appartement, qui comprenait un salon, une salle d’eau et plusieurs niches de forme irrégulière où étaient encastrés des lits sentant le moisi. Le domestique disposa les lampes, apporta des flasques de vin et s’éclipsa. Anacho, après avoir examiné les flacons cachetés au plomb et à la cire, les repoussa.

— Il y a trop de risques que le contenu ait été drogué ou empoisonné. Quand le voyageur se réveille – s’il se réveille ! – ses sequins se sont volatilisés et il est dépossédé. Je suis mécontent… nous aurions mieux fait d’aller à l’Alawan.

— Il sera temps de déménager demain, rétorqua Reith en s’affalant dans un fauteuil avec un soupir qui trahissait sa fatigue.

— Demain, il faudra avoir quitté Maust. Si nous ne sommes pas d’ores et déjà des hommes marqués, cela ne saurait tarder.

L’Homme-Dirdir redescendit et revint au bout de quelques instants avec du pain, de la viande et du vin. Les trois compagnons se restaurèrent. Puis Anacho entreprit de vérifier les barres et les verrous.

— Ces vieilles baraques sont discrètes. Un couteau dans la nuit, un gémissement et le tour est joué. Issam le Thang est gagnant.

Ils se préparèrent à se coucher, non sans avoir inspecté une dernière fois les serrures. Anacho, prétendant avoir le sommeil léger, plaça les sequins entre le mur et lui. On éteignit toutes les lampes à l’exception d’une veilleuse à la lueur tremblotante. Quelques instants plus tard, Anacho se leva et s’approcha sans bruit de Reith.

— Je me méfie des judas et des tuyaux d’écoute, murmura-t-il. Tiens… prends les sequins et garde-les par-devers toi. Nous allons monter la garde un moment.

Le Terrien s’efforça de demeurer sur le qui-vive mais la fatigue eut raison de lui. Ses paupières se fermèrent.

Du temps passa. Reith fut réveillé par un coup de coude d’Anacho ; il tressaillit et se dressa sur son séant, pas très fier de lui.

— Ne fais pas de bruit, fit l’Homme-Dirdir dans un imperceptible soupir. Regarde par là.

Reith sonda l’obscurité. Il y eut un grincement, un mouvement dans l’ombre, une forme noire. Soudain, la lumière jaillit. Traz, le regard flamboyant, était ramassé sur lui-même, les bras cachés par son corps.

Les deux hommes debout devant le lit d’Anacho se tournèrent face à la lampe, l’air médusé. L’un d’eux était Issam le Thang. Son acolyte, dont les mains énormes étaient prêtes à se refermer sur le cou d’Anacho qui aurait normalement dû être couché, n’était autre que le domestique musclé. Un étrange hoquet d’excitation s’échappa de ses lèvres et il traversa la pièce d’une démarche sautillante, les poings serrés. Traz fit parler sa catapulte. Frappé en pleine face, l’homme s’écroula sans proférer un son, passant dans l’autre monde, sans appréhension ni regret. Issam se rua vers une ouverture pratiquée dans le mur, mais Reith se jeta sur lui et le renversa bien qu’il se débattît. En dépit de sa minceur et de ses affectations de préciosité, l’hôtelier avait la force et l’agilité du serpent. Le Terrien lui fit une clé au bras et, d’une secousse, l’obligea à se relever. Issam poussa un glapissement de douleur. Anacho lui passa prestement une corde autour du cou et se prépara à serrer le nœud coulant. Reith fit une grimace mais s’abstint d’intervenir. C’était la justice de Maust, et il était juste que ce soit ici, face à la lampe éblouissante, qu’Issam soit exécuté.

— Non ! s’exclama ce dernier avec véhémence. Je ne suis qu’un malheureux Thang ! Ne me tuez pas ! Je vous aiderai, je le jure ! Je vous aiderai à fuir !

— Attends, Anacho, fit Reith. (Et, s’adressant à l’aubergiste :) Que veux-tu dire ? Pourquoi proposes-tu de nous aider à fuir ? Sommes-nous en danger ?

— Mais bien sûr ! Cela te surprend ?

— Explique-nous de quel danger il s’agit.

Profitant de ce répit, Issam se redressa et, d’un coup d’épaule indigné, repoussa Anacho.

— C’est un renseignement précieux. Combien l’achètes-tu ?

Reith fit signe à Anacho.

— Vas-y.

Issam exhala une plainte à fendre le cœur.

— Non, non ! Je vous échange ma vie contre les trois vôtres. Est-ce suffisant ?

— Si c’est la vérité…

— C’est la vérité ! Mais détachez cette corde !

— Pas avant que nous sachions à quoi nous en tenir sur les conditions du marché.

Issam scruta les trois visages qui l’entouraient. Il n’y trouva rien d’encourageant.

— Eh bien, voilà… J’ai eu connaissance d’un mot d’ordre secret. Les Dirdir sont dans une rage folle. Des inconnus ont anéanti un nombre incroyable de chasseurs et ont fait main basse sur leur butin, qui ne s’élève pas à moins de deux cent mille sequins. Des agents spéciaux sont sur la brèche, ici et ailleurs. Quiconque fournira des informations recevra une bonne récompense. Si vous êtes les personnes en question, comme je le soupçonne, vous ne quitterez Maust qu’avec des colliers à clous. À moins que je ne vous aide.

— Comment cela ? demanda Reith avec circonspection.

— Oui, je peux vous sauver et je le ferai. Mais donnant donnant !

Reith adressa un signe de menton à Anacho, qui tira sur la corde d’un coup sec. Issam, les yeux exorbités, agrippa le nœud coulant. Quand il l’eut un peu desserré, il lâcha d’une voix rauque :

— Ma vie contre les vôtres, ce sont les termes du marché.

— Alors, cesse de parler de « donnant donnant ». Inutile d’ajouter que tu serais bien mal avisé d’essayer de nous jouer des tours à ta façon.

— Jamais ! Jamais ! croassa l’aubergiste. Si vous vivez, je vivrai. Si vous mourez, je mourrai ! Il faut partir tout de suite. Demain matin, il sera trop tard.

— Tout de suite ? À pied ?

— Pas forcément. Préparez-vous. Y a-t-il vraiment des sequins dans ces sacs et ces ballots ?

— Des écarlates et des pourpres, répondit Anacho avec une délectation sadique. Si tu en veux, tu n’as qu’à aller dans la Zone et tuer des Dirdir.

Issam frissonna.

— Etes-vous prêts ?

Il attendit avec impatience que les trois hommes se rhabillent. Mû par une pensée soudaine, il se baissa et se mit à fouiller le cadavre du domestique. La poignée de clairs et de laits qu’il trouva dans la sacoche du mort lui fit pousser un gloussement de satisfaction.

Le trio était prêt. Sourd aux protestations du Thang, Anacho ne dénoua pas la corde.

— C’est pour que tu ne te méprennes pas sur nos intentions.

— Serai-je donc toujours condamné à avoir des coéquipiers méfiants ?

L’avenue principale de Maust vibrait d’animation. C’était un vertige de visages changeants, une débauche de lumières multicolores. Des tavernes fusaient des rythmes plaintifs, des hoquets d’ivrognes, parfois des cris de colère. Empruntant des raccourcis discrets et faisant des détours par d’obscures venelles, Issam pilota le trio jusqu’à une écurie au nord de la ville. Un gardien furibond finit par répondre aux coups de poing dont il ébranlait la porte. Suivirent cinq minutes d’âpres marchandages. Finalement, l’homme sella quatre chevaux-sauteurs et, dix minutes plus tard, tandis que Braz et Az voguaient de conserve dans le ciel, Reith, Anacho, Traz et le Thang, fuyant Maust, galopaient sur le dos des blanches montures kotanes efflanquées.

Ils galopèrent ainsi toute la nuit et, à l’aube, ils entrèrent dans Khoraï. Les fumées que crachotaient les cheminées de fer s’échevelaient au nord, vers la Première Mer, qui, par un curieux jeu de lumière, passait noire comme du goudron sous la chape prune du ciel.

Ils traversèrent la ville à vive allure et gagnèrent le port. Là, ils mirent pied à terre. Issam, son sourire le plus modeste aux lèvres, les bras croisés sous sa robe rouge sombre, s’inclina devant Reith.

— J’ai atteint le but que je m’étais fixé : mes amis sont arrivés sains et saufs à Khoraï.

— Des amis que tu avais l’intention d’étrangler, il n’y a pas très longtemps !

Le sourire d’Issam vacilla.

— C’était à Maust ! Il faut se faire au comportement de ceux de Maust.

— Pour ma part, je ne vois pas d’inconvénient à ce que tu y retournes.

Issam s’inclina une seconde fois.

— Que Sagorio aux neuf têtes estropie vos ennemis ! Adieu !

Il repartit vers la ville avec les quatre montures et disparut en direction du sud.

L’aéroglisseur était à l’endroit où ils l’avaient laissé. Quand ils montèrent à bord, le capitaine du port leur jeta un regard sombre mais ne fit pas de commentaires. Connaissant le tempérament irascible des Khors, les trois compagnons feignirent d’ignorer sa présence.

Le glisseur s’éleva dans le ciel matinal, longeant la courbe du rivage. Ainsi commença la première étape du voyage qui allait mener les trois compagnons à Sivishe.

Le Dirdir
titlepage.xhtml
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Vance,Jack-[Cycle de Tschai-3]Le Dirdir(1969).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html